Ne faut-il pas une bonne dose de masochisme, lorsqu’on n’aime ni la ville, ni la marche à pied, et encore moins la marche dans Toulouse, pour s’inscrire à un atelier d’écriture dont l’intitulé est « Sentier d’ écriture », et le but de vous faire écrire, nez au vent. A priori, l’idée de revoir mon ancien quartier me tentait. D’autant qu’Anne, avec qui je co-écris un polar jeunesse semblait attirée par le dispositif : « Je le sens bien, ce truc ; si tu le fais, je le fais ». Rassemblement Place intérieure St Cyprien. Seule manque encore sœur Anne qu’on finit par voir venir. Top départ. On commence par le Marché St Cyprien, l’une des dernières halles de quartier. Un petit ventre de Toulouse… C’était un retour en arrière de 27 ans ! J’avais habité à 500 mètres de là pendant 8 ans, et je venais faire mes courses dans ce même marché. Je me souviens que le bruit de la machine à trancher le jambon terrorisait mon jeune fils qui, pourtant, n’avait pas peur de grand chose. Il était du genre à défier un adulte en lui criant « Descends, c’est mon trottoir ! » quand celui-ci entravait son passage. J’observe le va-et-vient de la terrasse d’un bistrot de la Place Roguet. Jadis, c’était le repère des vieux républicains espagnols en exil. Le temps les a eus, un à un. Quelques accents parisiens, de temps à autre…ça change du local ! Il y a 50 ans, mon accent de titi parigot m’a valu une sorte de rejet. Etonnez-vous maintenant que Toulouse m’indiffère autant. Juste retour des choses. Il faisait pourtant beau, tout à l’heure. Ciel gris au-dessus des toits et des façades patinées de pollution automobile et de moirures sombres : les « toulousaines sont construites sans fondations (ou presque) et pompent l’eau du sous-sol argileux ». Si le quartier s’est un peu embourgeoisé en devenant la « rive gauche » toulousaine quand les abattoirs sont devenus un musée, le marché n’a rien perdu de son pouvoir d’attraction. Moi, j’avoue que depuis la lecture de Zola, j’ai du mal à me passionner pour les étalages de viandes, légumes et autres victuailles. Viandes et poissons sous la halle, fruits et légumes autour. Devant moi, deux étals concurrents en fruits et légumes : « Chez Cecile » et « Chez François ». Chez François, un énorme potiron attend le coup de baguette magique qui en fera le carrosse dans lequel Cécile attend probablement qu’on l’enlève… Les commerces de la place se sont bien embourgeoisés aussi. Bigre ! Une école Supérieure de Coiffure voisine avec une poissonnerie… Y aurait-il concurrence chez les merlans ? Je quitte ma table ; le circuit va reprendre. Dernier coup d’œil : la citrouille a disparu, mais Cécile attend toujours ! Place de L’Estrapade…Un kebab, un indien…l’Asie continue à gagner du terrain. Un réparateur/vendeur de vespas. Dont une rose qui nous fait sourire : la même est le point de départ du polar qu’Anne et moi co-écrivons depuis cet été. Je lui rappelle que j’attends toujours ses textes…. Vespa rose à côté de ce qui fut le Hussard Bleu…une librairie dynamique dont le patron devait être le meilleur client du commerce de vins et spiritueux sur le trottoir d’en face. Ca l’a tué. C’est devenu un commerce de saloperies venues du bout du monde. Une courette passablement délabrée autour d’un palmier de chine en exil, le siège d’une association « Oasis »… Place Combes, une fontaine Wallace. Je raconte l’histoire du clodo qui avait déballé un lot de pouilleries autour de la même, à Paris. Un américain passe, et l’achète. Le clodo s’en va, la fontaine reste…L’amerlo en est pour ses frais. Cris d’enfants derrière un mur. Match de foot dans un jardin. Casa Catala… Les catalans nous cernent ! Ils sont partout ! Au bout de la rue, le dôme de Lagrave… Echos imaginaires d’un concert classique.. Place Lange, les bistrots où les familles venaient se réconforter après avoir appris le décès d’un proche dans l’hôpital en face sont fermés. Port Viguerie… jardin public sans l’ombre d’un arbre. Quai des Exilés républicains espagnols…Qui osera dire que Toulouse n’est pas une ville espagnole ! Au pied des remparts, des bancs publics en tôle d’acier pliée à la manière des sculptures rouillées de Richard Serra. La promenade se poursuit jusqu’au musée d’art moderne. En fond sonore, le grondement de la cascade du Bazacle, entre pont St Pierre et pont des Catalans. Toujours les catalans ! J’ai pulvérisé ma première voiture au pied de leur pont, il y a 40 ans. Au fait…ce matin j’ai entendu que les annonces se font aussi en occitan dans le métro. Ca m’a foutu de mauvais poil pour la journée ! Me font chier avec leurs régionalismes ! Remous dans les eaux glauques du fleuve… un brochet chasse. Quai d’en face, la bourgeoisie nous nargue des fenêtres de ses appartements luxueux avec vue sur le fleuve. J’ai pénétré dans l’un d’eux, il y a des années. C’était fantastique. Eglise de la Daurade en face…et à côté , les Beaux Arts où je voulais aller. Opposition paternelle. Tant pis. Aucun de mes potes qui y sont allés n’a fait de carrière artistique. Moi oui, pendant 15 ans. Ironie du sort et des destins contrariés. Sur le quai des « No pasaran ! », trottinette jaune ferraillant sur les pavés, et joggers trottinant. Vol de mouettes au-dessus de la Garonne. Je pense avoir vu arriver les premières à la suite d’une grosse tempête sur l’Atlantique, vers la fin des années 60. Peut-être que je me trompe. Pause casse-croûte vers 12h30… Anne, frileuse, souhaite un repas chaud. On retrouvera les adeptes du sandwich en plein air devant le Château d’eau à 14h. Repas dans un ex bistrot à poivrots reconverti en petit restau branchouillard, place du Ravelin. A un jet de pierre de mon ancien domicile de la Rue des Fontaines (la plus longue de Toulouse, avec plus de 300 numéros). Repas sans grand intérêt, servi par un patron qui a des progrès à faire sur la qualité du service. Eau, pain et vin se font attendre ; les plats proposés au menu ne sont plus dispo. Reste un poulet en ragougnasse, ni bon, ni mauvais. C’est quoi cette nouvelle manie de cuisiner sans sel. Il n’y a pas que des hypertendus dans la vie ! Conversation soutenue à table. Je reproche (gentiment) à Anne le fait que sa vie sentimentale et familiale ralentisse l’écriture de notre roman commun. J’insiste sur l’importance de ses textes, qui apportent une dimension maternelle que je suis bien incapable de donner (et pour cause !) à ce polar jeunesse. Je dis qu’ils adoucissent la sécheresse de mon écriture du moment. Pourquoi ce dernier roman déconne-t-il moins que mes précédents. Je me suis bien amusé à l’écrire et pourtant cela ne se sent pas…Je vieillis, ou j’ai épuisé mon stock de conneries ? Retrouvailles avec le reste du groupe à 14h…même pas le sacro-saint quart d’heure toulousain de retard. Près de la raide Descente de la Halle aux Poissons (non, je n’invente pas ce nom à tiroirs - ou à casiers), à l’étal d’un bouquiniste un livre d’Irène Frain. Je ne peux pas rater ce télescopage ! Après…je zappe la consigne qui voudrait qu’on zieute la foule de la terrasse d’un café et qu’on se dicte l’un à l’autre nos impressions. J’aime pas la foule, et je ne regarde pas la trombine des gens. Sans doute aussi parce que je déteste être reluqué quand je longe une terrasse bondée ? Anne et moi sommes d’accord sur une chose (une de plus) : nous n’avons pas ici la sérénité nécessaire : le Père Léon c’est bien pour une soupe à l’oignon en fin de soirée, mais pas pour écrire Autour d’un thé, on parle ateliers d’écriture. J’apprends ainsi qu’Anne m’a soutenu dès la première année, et que c’est grâce à ce soutien que je suis revenu une seconde année au collège de Pibrac. Je lui dois (et à son amie Françoise aussi) la reconduction pour la 3ème année, avec le soutien du Principal. Je suis tellement heureux de ne pas être le seul à avoir remarqué les bienfaits des ateliers sur les élèves ! 15h30…à la suite d’un coup de téléphone, Anne nous quitte, et je range mon carnet. Pour moi, le sentier d’écriture se transforme en balade touristique dans les ruelles où je ne mets plus jamais les pieds depuis des lustres. Geneviève qui nous cornaque depuis ce matin a réussi à me paumer dans ma ville d’adoption. Place de la Bourse, que j’ai connue plus cradingue. Rue Cujas, où ma frangine allait suivre les cours d’une école de coiffure… Un bric à brac infâme et informe a pris la place de l’atelier de fabrication des soutien-gorges Georgette. La patronne était une vieille allumée à qui j’ai failli vendre une cuisine en 1973. Je me souviens de sa somptueuse demeure à Vieille-Toulouse, de sa piscine intérieure trop basse de plafond pour autoriser un plongeon ou toute manifestation de joie un peu intempestive. Je n’ai pas oublié son guépard en semi-liberté pour lequel elle organisait des lâchers de lapins vivants dans le parc de la propriété… Une Ferrari blanche passe en ronflant. Je suis plus Porsche…J’aime pas les Ferrari, mais ferais pourtant une exception pour celle-ci. Je continue à zapper les consignes d’écriture et m’excuse auprès de Geneviève de saboter son dispositif. Encore un foyer catalan…décidément ! Alerte, ils nous attaquent ! Place des Carmes, une ancienne boutique Vespa-Lambretta dont on déchiffre l’enseigne délavée et craquelée. Plus loin, un scooter des années 60 enchaîné à un poteau. Encore des liens subliminaux avec notre roman en cours. Station de métro des Carmes Geneviève qui se désespère de ne plus me voir prendre la moindre note depuis deux heures ne le sait pas (et moi non plus) mais je vais lui noircir quatre pages de carnet. Sur quoi, grand dieu ? Sur l’art contemporain ! On se demande parfois quelle place lui donner dans la cité pour le réconcilier avec un public non averti, eh bien voilà une bonne occasion ! Cette longue voûte plongeant dans les entrailles de la ville est une réponse possible à la question. L’artiste a travaillé sur la répétitivité de milliers de feuillets d’une correspondance imaginaire (ou pas) sur lesquels le feu a, ou aurait laissé des traces. Photographiés, ils ont été sérigraphiés sur des carrés de plexi agrafés sur une structure qui les éclaire par l’arrière. Cela évoque ce que je crois savoir du travail du verre effectué par Soulages pour les vitraux de Conques. Curieux, ces adeptes du noir qui prétendent travailler sur la lumière… Le résultat ressemble à la coulée d’une mer inconnue entre les deux rives de continents imaginaires. Mais pourquoi chercher à expliquer. Est-ce beau, est-ce laid ? L’œil est content et cela me suffit. Pourquoi plaquer un laïus en lieu et place de celui dont l’artiste inspiré (forcément !) ne manquerait pas de nous assommer si on lui donnait la parole. C’est fou ce que les gens qui travaillent à partir de rien (ou presque) se croient obligés de raconter pour justifier leur travail ! Souvent, le baratin annexe supplante l’œuvre elle-même. Personnellement, je me fous un peu de ce que l’artiste se croirait obligé de me raconter. Une fois le « comment c’est fait » élucidé, le reste m’importe peu. L’idée de départ est intéressante, le résultat visuel aussi. Epargnons-nous le plat de légumes ou de pâtes qui va avec ! Une fois qu’on connaît le truc et qu’on sait comment le reproduire à l’infini, on se fout de la notice. Et voici mes quatre pages de notes réduites à un entrefilet. La balade va se prolonger sans moi. Je ne descends pas à la prochaine avec le groupe, qui va prolonger l’expérience en écrivant à la Médiathèque Marengo. Je poursuis jusqu’au terminus du métro. J’en ai plein les bottines. Lesquelles compriment douloureusement un petit orteil escagassé il y a deux jours. J’ai dit « escagassé » ? Deviendrais-je un peu toulousain malgré moi ? |