Gérald se dirigeait vers le Mont Joli, ses pieds dansaient sur le bitume toulousain. Il courait sur l’inégal pavé des rues. Il avait donné rendez-vous à Faustine à la gare pour prendre avec elle ce train de 10 h 43. Il avait choisi d’aller vers elle, à pied, pour respirer une dernière fois l’air de cette ville qu’il avait si longtemps respiré, qui l’avait si longtemps oxygéné, étouffé, asphyxié, le tout à la fois, depuis tant d’années. Chaque pas qu’il construisait vers elle, se voulait effacement d’un parcours ancien, progressive et lente destruction du passé. Il avance, en même temps il recule exactement de la même foulée, il gomme, il abolit son vécu devenu dentelle invisible qui craque, disparaît dans la transparence automnale. Oui, je cours vers toi. Mais qu’ai-je jamais fait d’autre que d’aller vers toi, d’essayer de te rejoindre dans le désespoir ou les larmes de joie ? Qu’ai-je fait d’autre que de ne jamais réussir à t’atteindre ? Qu’ai-je fait d’autre que de me pencher très bas par-dessus le parapet des jours et du temps, attendant cette improbable aurore qui ne se levait pas ? Qu’ai-je jamais fait d’autre que de tenter de traverser ce pont coupé, défiant la force du vent et des bourrasques intérieures ? D’essayer de faire coïncider l’Amour rêvé, l’Amour à vivre, l’Amour révolu ? Ce matin, tu m’attends. Oui, Faustine l’attendait déjà dans cette salle où les pas se perdent, mais les siens ne la perdraient plus. « Fille perdue », lui avait jadis lancé sa mère. Perdue, mère, qu’en sais-tu ? Oui, je pars et me perds, je serai perdue dans quelques heures. Je suis déjà perdue, puisque je suis ici. Perdue ou retrouvée ? J’entends déjà ma vie. Faustine avait vécu, connu des fulgurances, des certitudes, suivi bien des itinérances. Ce matin, à 10 h 15, elle était là, le cœur neuf et sans cicatrices. Venue à pied, elle aussi avait marché lentement. Une rue lui offrit sur des balcons et des façades décorées, des personnages venus du pays des légendes, qui grimpaient, escaladaient des marches invisibles, encombrés d’objets étrangement hétéroclites. Sans qu’elle s’y attendît, lui avaient été soudainement redonnés les Carnavals de son enfance, les Hallowens de son village. Sorcières aux longs cheveux, grimaçantes, ridées, ricanant, génies débonnaires et souriants, de multiples fleurs, bizarres, éclatantes de couleur. Saynètes incompréhensibles et surprenantes. Théâtre d’imaginaires mises en scène, drolatiques, caricaturales et poétiques. Le souvenir fugitif lui était revenu des fêtes, des anniversaires, des rires, des courses-poursuites dans les couloirs et les jardins de son enfance, des folles cavalcades craquantes de plaisir et d’insouciance. Baroque d’une rue. Baroque de l’enfance. Gérald, lui, poursuivait son espace, palpait cette ville inhabituellement silencieuse. Il marche, il écoute, il regarde, il fouille le secret des façades muettes de ces maisons d’où ne se faufile aucun secret, façades indéchiffrables, repliées sur leur ennui ou leur bonheur. Quelques plantes vertes ou fleuries pendent aux fenêtres, à différents étages, essaient désespérément de crier à l’aide, en attendant que s’efface le jour pour que renaisse un autre matin moins immobile. Plantes emprisonnées, exilées comme tu l’étais Plantes naufragées comme tu l’étais Fleurs bientôt flétries, bientôt à terre, comme toi tu ne le seras pas. Il ne put s’empêcher de faire un détour, pour saluer la Garonne. Il vit l’eau frémir, palpiter en d’insaisissables traces moirées qui, effleurées, dans cette matinale brise légère, glissaient doucement en mouvements concentriques. Les arches du pont s’offraient à lui, reflétées dans l’eau en cercles parfaits, immatériels, impalpables, et pourtant si nettement dessinés, si lisibles dans les claires profondeurs du fleuve, dans une lumière qui en frissonnait de langueur. La beauté solide et visible des six ou sept arches en pierre n’était rien, au regard de la fluide fragilité mouvante des demi-sphères reflétées, ainsi sculptées dans l’eau. La Garonne scintille pour toi. Pont troué, pont tronqué, Ma vie, elle, ne sera plus tronquée. Justine, dans la gare, pour tromper son impatience regardait autour d’elle. Tous s’accommodaient calmement de ces quelques minutes, de ces quelques heures de répit, répit entre deux villes, entre deux trains, entre deux amours. Tous évoluaient lentement dans un presque silence. Des mouvements calculés, sans heurt, sans violence. Ils restent là, sagement assis, perdus dans leur lecture, ou debout, décryptant attentivement les panneaux de départ. Apparemment soumis et obéissants, où s’en vont-ils tous ces voyageurs ? Avaient-ils prévu, espéré ou redouté le retard annoncé ? Quel rendez-vous allaient-ils manquer ? Un ennui paisible et résigné se lit à peine sur les visages vides d’émotion, fermés, indéchiffrables. Appuyés sur les valises du temps suspendu, passagers prêts à embarquer qui n’embarquent pas. Selon un itinéraire fléché, Gérald poursuivait son itinéraire intérieur. La ville lui était redonnée, fragmentée. Des mots dansaient dans sa tête : sous la noire voûte céleste des Carmes, il avait si souvent lu ces enfilades de phrases alignées à l’infini, ponctuées d’aucune virgule, venues de la nuit des temps et du fond des rêves. Obsessions immémoriales dans un soleil absent. Labyrinthe de noms, de verbes, tant de chemins possibles, de destins entremêlés, indéchiffrables. Non-sens de vies restées dans une presque obscurité, dans une lumière artificielle, tant de vies mal vécues, ou non vécues. Phrases non achevées : récurrences, obsessions, cauchemars. Sous la terre, le métro, une autre dimension du temps. Tu n’avais jamais bien navigué sous ce dôme noir et doré, dans cette zone inférieure de la conscience. Enfer contemporain. Tu t’accommodais mal de ces escaliers parallèles, tu hésitais toujours, fallait-il monter, fallait-il descendre ? Les mots se perdent, les vies se perdent. Pourtant non, les mots eux, jamais ne se noient, ils glissent sur un fleuve, comme s’écoule la Garonne si proche. Les images se succèdent à toute allure : clairement se superposa en lui un autre double escalier en bois celui-ci, large, aux rampes artistiquement ouvragées en fer forgé à l’hôpital de la Grave, les poutres du plafond le protégeaient. Comme on passe aisément de la mort à la folie, de la folie à la mort ! Il se souvint aussi des mouettes entrevues derrière une fenêtre donnant sur le quai. Juchées sur le haut des branches, avant de disparaître, elles observaient et méditaient, regardant fièrement les flâneurs qui, de l’autre côté de la Garonne, marchaient lentement, essayant d’absorber dans leur corps déjà hivernal les ultimes chaleurs du soleil, du ciel bleu, des blancs nuages. Les cris des mouettes lui donnaient une fois encore des nouvelles du monde. Dans les jardins de l’Hôtel-Dieu, hier, il s’était assis sur un banc, s’était souvenu : J’ai été ce demi-mourant à l’hôpital St-Jacques. J’ai été ce nourrisson abandonné dans sa niche ce pèlerin vers Compostelle ce clochard vivant sous les arches des ponts ce noyé retrouvé au pont troué cette mouette aux aguets. Mais à chacun ses pas. La musique du passé s’est éteinte. Il avait nagé à contre-courant. Avec ses arbres vêtus d’automne, la ville une dernière fois lui avait parlé. Il en avait fini de courir. Il fut là soudain devant elle, elle en avait fini d’attendre. Ils avaient chacun de leur côté voyagé à rebours du temps, en avaient déjoué tous les pièges. S’achevait ici leur longue déambulation. Une voix se fit entendre : Le train n’avait aucun retard. Il entrait en gare. Une main se referme sur une autre main. Droit venu du « pays jonglé » un homme qui arpentait cette salle des pas perdus les vit, les reconnut, et avec un long signe de main leur adressa un silencieux sourire de connivence. |