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9 mai 2009 6 09 /05 /mai /2009 14:25


Je me trouve là. Je ne sais pas depuis combien de temps. Je suis assise sur un banc. Un banc de pierre. Sa fermeté me réconforte. J'y appuie mes mains de chaque côté de mon buste. Je caresse la fraîcheur de la pierre et ses aspérités. Je n'attends personne. Les lieux ne me sont pourtant pas familiers : une place sans grâce particulière, une petite place pavée d'un revêtement brut, rugueux et noirci. Usé par le martèlement de tant de pas peut-être...
Etrangement la place me semble vide, comme abandonnée, suante de chaleur sous un ciel lourd. Mon regard porte large. L'air me frôle, se joue de mes doigts. S'enroule dans ma gorge.
Des odeurs de cuisine confites d'huile et de sucre s'échappent des maisons qui me font face. L'air se charge d'effluves doucereuses et sures. De parfums aigrelets de fraise et de volailles dont l'empreinte semble se déposer jusque sur les linges fanés suspendus aux fenêtres ouvertes.
Des rires s'égrènent soudain, là, à quelques mètres de moi. Deux enfants jouent. Deux jeunes garçons. Leurs corps souples effleurent le sol, concentrent leurs efforts à la poursuite d'une balle molle et déformée.
Ils se déplacent par courtes enjambées dans un carré d'espace rétréci, inondé d'une lumière crue. Retenant l'un l'autre la balle à leurs pieds pour la laisser filer librement avant la prochaine capture.
Chaque fois que leurs mouvements les portent hors de la flaque lumineuse, c'est leur ombre portée sur le pavé qui prend le relais du jeu. Se dessine alors un autre jeu. Un double jeu de corps unis par le lien ténu de leurs ombres collées aux semelles.
Ombres fidèles et dociles rythmant le temps, allant de paire dans un même élan de vie...

Je sais maintenant le soleil haut dans le ciel. Je sens sa brûlure sur mon épaule. De l'eau glisse de mes cils. Je voudrais me lever mais un poids me retient. C'est une laisse. Oui, une simple laisse de cordes tressées, rouge et rugueuse qui entrave mes pieds.
A son extrémité une furie noire tachetée de fauve, courte sur pattes vocifère, niaque l'air de ses dents. Les présentations sont brèves.
Lui, c'est Giaco, débarqué d'on ne sait où. Giaco le chien qui ordonne plus qu'il ne parle. " Détache-moi de cette foutue laisse ! ". Je voudrais appeler les enfants. " Venez, les enfants ! Venez voir!!.. Un chien qui parle c'est pas tous les jours...". mais Giaco grogne et vitupère. D'ailleurs les enfants sont partis...
J'obtempère et suis à peine remerciée ! Le chien me rejoint sur le banc, libre enfin mais furieux encore. Giaco a une bonne tête bien qu'un sacré caractère. Doucement je le caresse, lui dit de se calmer sinon je mords. Il en convient et s'apaise.

Serrés l'un contre l'autre, Giaco raconte son histoire : "l'histoire du monde" selon Giaco. Il fût le maître Giaco, le maître d'un monde libre et aimant. Il donnait sa voix aux oiseaux et aux bourgeons, donnait ses oreilles aux murs et aux fenêtres, soufflait l'air chaud au nu des arbres.
Un jour est arrivée l'Ombre. Je lui demande quelle ombre ? L'ombre de qui ? Mais Giaco ne répond pas aux questions. Il dit "l'Ombre" en appuyant fort sur le "OM", l'effroi dans la voix. L'Ombre est donc arrivée et le royaume de Giaco fût brisé. Au début de leur rencontre, l'Ombre était douce et craintive. Elle se faufilait légère, posait son auréole sur les buissons, tendait son miroir à Giaco.
Giaco était heureux. Il appelait l'Ombre "ma petite âme". Dans un sanglot il dit :    " Un jour elle m'a trahi. Adieu la liesse ! Elle m'a sanglé à sa laisse".
Pauvre Giaco ! Je ne comprends pas grand-chose à son histoire, mais ce que je sais c'est qu'il est vraiment content de m'avoir rencontré. Il me lèche les mains en signe de reconnaissance. "Tu te rends pas compte ! Tu m'as libéré ! " il dit encore. Sa gratitude me réconforte.
Nous voilà sereins tous les deux. Assis sur le banc à ne plus rien dire, à regarder passer mollement le temps.

Le soleil est toujours haut dans le ciel. J'ai chaud. Sur mon visage crisse le sel et mon corps semble se dilater. C'est le moment de lever l'ancre et de quitter Giaco. " Où vas-tu ? " me dit-il. A vrai dire je n'en sais rien. Je réponds machinalement  : "Vers la fuite d'un jour". Giaco se marre. D'un air doux, peut-être pour ne pas me vexer, il questionne : "Tu connais le Jardin des Songes ? ".

La route semble facile. Giaco trottine devant. Il paraît avoir un excellent sens de l'orientation. Pas comme moi qui me pers pour un rien.
En chemin, nous rejoignons une troupe d'une dizaine de personnes. Hommes et femmes, visages avenants, regards droits. Certains portent de longues fourches dont l'extrémité se termine par une mine de crayon. L'un deux m'interpelle : "Nous allons cueillir des mots au Jardin des Songes. Ca t'intéresse ?". Sa voix est forte, vise directe. Posture de chef qui sait. Sur le moment, je bafouille que oui, le jardin c'est là où je vais, mais pour cueillir les mots...? avec un tel attirail ?
Derrière les lunettes, ses yeux brillent et sa barbe s'éclaire d'un sourire.
" L'attirail, c'est pour creuser. Creuser d'abord et longtemps. Patiemment. Sans trop de hâte. Creuser la matière. En soi aussi."
Je regarde Giaco que personne ne semble voir. Compatissant, il me glisse : "Avance ! Tu verras bien."

Comme à tous, elle apparaît. Au pied des hautes neiges. Grande bâtisse aux murs épais, ambitieuse forteresse acrochée à son pic rocheux, elle domine et règne sur les hommes, les bêtes et le temps.
Elle est belle l'orgueilleuse cathédrale. Je lui rends visite. Elle offre à nos regards son luxe ostentatoire. Nourrie du sang de ses saints, de ses moines et de ses gens de peu, elle étale ses icones, ses mitres, ses bâtons, ses grandes orgues.
Son étreinte me glace. Je m'en détourne et vais creuser plutôt autour, aux alentours de ses atours.
Giaco a disparu. Il m'a laissé son flair. Je sors mes mains de mes poches et m'attelle à la tâche. Je vais, je tâtonne. J'arpente les ruelles moussues, me perds dans quelques labyrinthes. Erre dans de sombres impasses. Je crois que j'approche du Jardin des Songes. Une pente de rampes froides me sert de fil d'Ariane.

C'est donc là, ce terre-plein formant cour. Je m'appuie aux dentelles des fenêtres de pierre ouvertes sur une mer foisonnante de couleurs et de vies. Elle ondule en phrases ancolies, en boutons d'éclosion, en poèmes suspendus, en vertiges miroitants.
Je suis certaine que l'heure du soulèvement a sonné. Les mots clignotent en guirlande de lampions. Je les fourre par poignées dans mes poches.
Je creuse encore des signes dans les massifs de santolines et de troènes. Je ramasse le nid couleur sang et le dépose sur la pierre du récit.
Osant encore mon oeil haut dans le ciel, je vois sur le reflet des vitraux, s'envoler l'ange.

Françoise




 
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commentaires

L
Le thème de l'ombre est fascinant en soi, ça m'a touchée comme tu le traites ici. bise. Mireille
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M
j'adore cette ambiance. La description  des 2 enfants qui jouent dans l'ombre est super belle J'ai bien apprécié aussi la liesse et sanglé par la laisse! bises MCSolex
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