Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
28 avril 2009 2 28 /04 /avril /2009 08:35

tu sais, on aurait pu s'enfuir, Marguerite, prendre l'escampette, comme on le dit dans le pays, en sautant par-delà la murette à la barbe de ta grand-mère qui siestait sous la glycine
j'aurais bien été capable de dézinguer un bout de ton ciel, dégonder le volet en bois qui te retenait prisonnière, et j'aurais pris ta main, comme on vole une pomme, pour courir plus vite
tu n'aurais pas crié quand j'aurais cherché à nous perdre comme quand on étaient petits, là-haut, tout en haut de la grande montagne
tu n'aurais pas crié parce que tu n'aurais pas eu peur


oui, on aurait pu, par amour, par choix, pour ne pas être les derniers, pour partir, pour fuir, parce que
les raisons, ce ne sont pas elles qui font agir, c'est ça que tu disais souvent, les raisons, elles murissent sur les grappes, on les vendange et on les partage pour paraître plus juste
les raisons, c'est à la fin d'une saison de vie qu'il faut les ramasser, quand elles semblent bien pourries par le temps, presque à se détacher d'elles-mêmes
avant, c'est vert, presque amer, les raisons, ça n'a pas même de goût, c'est tout juste bon à être accumulé avec les savoirs, les connaissances, sur ce tas, là, celui qui te sert de compost

je me serais peut-être trompé, Marguerite, gouré, rompu, bien avant le premier cairn 
peut-être qu'on ne se seraient même pas perdus dans la montagne, celle de là-haut, parce que je l'aurais perdue de vue bien avant, la rocaille, ou parce que le temps nous aurait manqué, parce qu'il aurait fait presque nuit déjà, parce que j'aurais fait barrage avec mes bras pour empêcher tes larmes, parce que tu aurais reconnu le chemin du cap de l'âne, parce qu'ils auraient envoyé les chiens à notre poursuite

le chien, Marguerite, t'en souviens-tu seulement ? tu sais, ce gros chien qui depuis toujours avait le goût du sang
il l'avait pourtant dit, ton grand-père, qu'on ne gardait pas un « chien qui »
parce qu'avec un « chien qui », il y avait forcément un « jour où »
mais il n'avait pas pu, non, à cause de ses yeux de loup et de son regard presque humain
à cause de cet air d'être, de cette façon de ne pas supplier, de ne pas sentir la mort qui lui tirait la langue, à cause du vent qu'il battait innocemment avec sa queue

il n'avait pas pu

il y avait des jours où jusqu'ici ça sentait le caoutchouc, ces jours-là, on aurait pu se choisir une maison dans le village, car toutes étaient vides, désertées, c'était jour de marché ou jour d'usine et tous étaient à la ville
on aurait pu en élire une, avec un grand lit, pour s'allonger
une maison de village avec un perron et une rambarde en fer, joliment travaillée
une entrée de quelque chose pour te faire honneur
un quelque part où je puisse, pour une fois, passer un seuil

 

afin d'éviter                 tout retard
(j'ai toujours été en avance, Marguerite, toujours, j'aurais du en crever)

 

et toute                       dispersion veuillez
(ma mère, jeune, et son troupeau d'oie)

 

attendre                      dans le Cloître
(cloîtrer, sans jamais pouvoir sortir du secret)

SVP                    merci
(s'il te plaît pardon Marguerite)


 

la porte du dépouillement, c'est comme ça qu'on appelait l'ancien passage des pestiférés
nous y passions, enfants, têtes en lambeaux, pieds ampoulés, comme des fantômes écorchant leurs petites hontes au mur de pierre
t'en souviens-tu ? 
il m'arrivait d'attraper un serpent dont j'écrasais la tête entre le pouce et l'index - l'épreuve -
j'aurai pu devenir ton roi, Marguerite, ton prince, pour te défendre contre les gorgones - la preuve -

 

un jour, il est arrivé
il expliquait les pierres avec des postures de discobole, un doigt lancé par-dessus la montagne et des paroles savantes pour défricher les chemins et toi
toi, tu buvais à ses lèvres, tu dansais immobile dans le vent, tu riais sur les ruines,
oubliante,
oublieuse de notre jubé, de nos cathédrales, de notre saint crocodile  
déjà partie
raptée

j'ai voulu te retenir

                          

ton rire contre la dalle, ta tête contre la pierre

                                                                                                                                                                                                                                                    silvie piacenza
 

 
 
 
 

Partager cet article
Repost0

commentaires

M
Tu nous as bien câché tes talents; qu'est ce que j'ai aimé ce texte, il nous tient  du début jusqu'au bout en haleine. Bon j'en veux d'autes pleins! A très bientôt bises Marie-claude
Répondre
S
Merci mes Dames. Au plaisir de nous retrouver, "chantantes" autour d'un verre. Vous embrasse. Silvie
Répondre
L
Silvie, c'est ...très beau !! passionné et glaçant jusqu'aux frissons...tendre jusqu'à la chair, pas celle des galinacées, non ! celle de l'épiderme du coeur qui chavire et qui sombre... J'admire la fracture du texte et la découpe des images  Bravo !! Bises. Françoise.
Répondre
L
Silvie, j'ai bien aimé ton récit photo, on en redemande. Mireille
Répondre