tu sais, on aurait pu s'enfuir, Marguerite, prendre l'escampette, comme on le dit dans le pays, en sautant par-delà la murette à la barbe de ta grand-mère qui siestait sous la glycine j'aurais bien été capable de dézinguer un bout de ton ciel, dégonder le volet en bois qui te retenait prisonnière, et j'aurais pris ta main, comme on vole une pomme, pour courir plus vite tu n'aurais pas crié quand j'aurais cherché à nous perdre comme quand on étaient petits, là-haut, tout en haut de la grande montagne tu n'aurais pas crié parce que tu n'aurais pas eu peur oui, on aurait pu, par amour, par choix, pour ne pas être les derniers, pour partir, pour fuir, parce que les raisons, ce ne sont pas elles qui font agir, c'est ça que tu disais souvent, les raisons, elles murissent sur les grappes, on les vendange et on les partage pour paraître plus juste les raisons, c'est à la fin d'une saison de vie qu'il faut les ramasser, quand elles semblent bien pourries par le temps, presque à se détacher d'elles-mêmes avant, c'est vert, presque amer, les raisons, ça n'a pas même de goût, c'est tout juste bon à être accumulé avec les savoirs, les connaissances, sur ce tas, là, celui qui te sert de compost je me serais peut-être trompé, Marguerite, gouré, rompu, bien avant le premier cairn peut-être qu'on ne se seraient même pas perdus dans la montagne, celle de là-haut, parce que je l'aurais perdue de vue bien avant, la rocaille, ou parce que le temps nous aurait manqué, parce qu'il aurait fait presque nuit déjà, parce que j'aurais fait barrage avec mes bras pour empêcher tes larmes, parce que tu aurais reconnu le chemin du cap de l'âne, parce qu'ils auraient envoyé les chiens à notre poursuite le chien, Marguerite, t'en souviens-tu seulement ? tu sais, ce gros chien qui depuis toujours avait le goût du sang il l'avait pourtant dit, ton grand-père, qu'on ne gardait pas un « chien qui » parce qu'avec un « chien qui », il y avait forcément un « jour où » mais il n'avait pas pu, non, à cause de ses yeux de loup et de son regard presque humain à cause de cet air d'être, de cette façon de ne pas supplier, de ne pas sentir la mort qui lui tirait la langue, à cause du vent qu'il battait innocemment avec sa queue il n'avait pas pu il y avait des jours où jusqu'ici ça sentait le caoutchouc, ces jours-là, on aurait pu se choisir une maison dans le village, car toutes étaient vides, désertées, c'était jour de marché ou jour d'usine et tous étaient à la ville on aurait pu en élire une, avec un grand lit, pour s'allonger une maison de village avec un perron et une rambarde en fer, joliment travaillée une entrée de quelque chose pour te faire honneur un quelque part où je puisse, pour une fois, passer un seuil afin d'éviter tout retard (j'ai toujours été en avance, Marguerite, toujours, j'aurais du en crever) et toute dispersion veuillez (ma mère, jeune, et son troupeau d'oie) attendre dans le Cloître (cloîtrer, sans jamais pouvoir sortir du secret) SVP merci (s'il te plaît pardon Marguerite) la porte du dépouillement, c'est comme ça qu'on appelait l'ancien passage des pestiférés nous y passions, enfants, têtes en lambeaux, pieds ampoulés, comme des fantômes écorchant leurs petites hontes au mur de pierre t'en souviens-tu ? il m'arrivait d'attraper un serpent dont j'écrasais la tête entre le pouce et l'index - l'épreuve - j'aurai pu devenir ton roi, Marguerite, ton prince, pour te défendre contre les gorgones - la preuve - un jour, il est arrivé il expliquait les pierres avec des postures de discobole, un doigt lancé par-dessus la montagne et des paroles savantes pour défricher les chemins et toi toi, tu buvais à ses lèvres, tu dansais immobile dans le vent, tu riais sur les ruines, oubliante, oublieuse de notre jubé, de nos cathédrales, de notre saint crocodile déjà partie raptée j'ai voulu te retenir ton rire contre la dalle, ta tête contre la pierre silvie piacenza |